CHAPITRE I

Ahmosis observait sa fille.

Un rayon de lune, obscurci en partie par un ciel de jais, absorba les grands yeux allongés de l’enfant que la saison du Chemou venait de mettre au monde.

Le visage de la petite Hatchepsout était mince et blanc. À la voir aussi éveillée qu’une fleur de lotus ouverte sur l’eau parfumée de la vasque, on eût dit qu’elle annonçait un présage d’harmonie et de paix.

La ligne des joues et du menton promettait des courbes plaisantes et le nez délicatement bombé, aux narines frémissantes, aspirait par petites touches mesurées l’air voluptueux que la chaude nuit diffusait en abondance.

Sur les lèvres pulpeuses, s’étirant déjà en un sourire énigmatique, fleurissait on ne sait quel heureux sortilège qui attendrissait le cœur d’Ahmosis.

Cet ensemble plein de grâce et d’équilibre faisait ressortir en un point imprécis quelques discrets apports d’Afrique Noire ou d’Asie Mineure.

Mais qu’importe ! Le sang qui coulait dans les veines de la petite fille était de la race la plus noble qui soit. Et, si l’enfant ne pouvait combler le vœu le plus cher du pharaon, celui d’être née mâle, du moins restait-elle pour lui l’objet d’une sincère admiration. Sa naissance la plaçait au-dessus de tous. Sans nul doute, Hatchepsout détenait l’héritage du sang royal qui perpétuait la lignée des grands pharaons.

Thèbes que la situation privilégiée à proximité du fleuve rendait luxuriante, animée et prospère, Thèbes qui enfermait ses gloires et ses richesses, la puissance et l’immortalité de son dieu Amon, s’agitait dans le flot indescriptible de ses multiples occupations.

N’ayant pu éviter les cérémonies astreignantes et successives qui avaient suivi la naissance de sa fille, Ahmosis se sentait un peu faible. Tous ces jours de liesse n’avaient été pour elle que lassitude, l’obligeant à sourire, converser, s’activer, s’intéresser à mille choses qui, en ces instants d’extrême émotion, ne comptaient guère pour elle.

À ce jour, seule sa fille importait. Seule, la vue du berceau d’osier tendu de coussins blancs et moelleux apportait à son esprit des ondes de bonheur insoutenable.

La jeune femme passa une main rêveuse, dont on avait soigneusement ôté toutes les bagues, le long de son cou diaphane où couraient quelques petites veines bleues, aussi légères et délicates que des nervures d’ailes de libellules.

Ahmosis soupira et se dit, à nouveau, que les exigences des dieux vivants étaient bien contraignantes comparées au repos éternel des dieux morts.

Éloignée du harem où vivaient les concubines, et plus écartée encore de la grande cour centrale où passaient en permanence les soldats de la garde, les scribes, les artisans et les servantes attachées au palais, la chambre de la reine et ses appartements privés étaient situés dans l’aile ouest, la plus ombragée et la plus fraîche.

Ahmosis se pencha sur l’enfant qui bougeait. Un instant, elle faillit appeler les nourrices, mais se retint pour profiter, seule encore, de la merveilleuse image que lui offrait sa fille endormie. Houset viendrait bien assez vite la lui reprendre. Les lèvres de la jeune femme esquissèrent un sourire et ses réflexions s’élancèrent à nouveau sur des espoirs prometteurs.

Caressant la petite tête veloutée qui se lovait dans son bras replié, elle se prit à réfléchir. Que de monde était venu voir mère et fille enlacées dans leur béatitude ! Que de regards et d’esprits curieux les avaient l’une et l’autre jugées, mesurées ! Certains à l’affût d’une malformation qui eût dépareillé la princesse, d’autres se plaisant à remarquer la perfection de son état.

La chambre de la Grande Épouse Royale se tenait au fond de ses appartements et, bien que l’accès restât interdit aux gens du palais, à l’exception du pharaon et de ses servantes, on avait ouvert à deux battants la vaste pièce nimbée de la lumière du jour.

Des coffres ciselés à l’or fin et enrichis de lapis-lazuli trônaient sur des tapis aux motifs floraux. Des vases, des coupelles, des jarres incrustées de jade et de turquoises enfermaient parfums, fleurs et objets divers. Des tables d’ivoire servaient à poser les boissons fraîches.

Vêtue d’une longue robe à demi transparente qui moulait son corps un peu alourdi par la récente maternité, mais que l’on devinait souple et ferme sous les rondeurs excessives et inhabituelles, Ahmosis poursuivit l’investigation de ses pensées.

Que de perturbations la naissance d’Hatchepsout semait au sein du harem ! Certes, nul n’osait s’attaquer à la Grande Épouse Royale. Mais – il ne pouvait en être autrement – Ahmosis restait consciente que les intrigues les plus pernicieuses se tissaient autour d’elle. Et, pour l’instant, l’équilibre du harem semblait bien compromis. Par tradition, il était déjà le centre des rivalités où chacune rêvait à la chance qu’offrait la venue d’un fils, tout bâtard fût-il.

Pas une n’avait signé de son absence le long défilé des concubines, s’étirant dans un silence feutré, entamé dès l’aube et n’ayant cessé qu’au soir, quand l’horizon carminé avait rejoint la voûte céleste, bleuie d’une nuit toute proche.

Moulées dans leurs robes de lin blanc, le plus fin de toute l’Égypte, celui qui provenait des riches récoltes des bords du Nil, coiffées de leurs lourdes perruques noires entremêlées de perles, les unes tressées et rassemblées sur les épaules, les autres relevées en chignons compliqués, elles s’étaient avancées en silence vers le berceau royal.

Maquillées, fardées, parfumées depuis l’aube, les concubines agenouillées devant la princesse n’avaient pu s’empêcher de glisser un œil critique sur la tenue et l’allure de la voisine qui, bien entendu, agissait de même. N’était-il pas d’usage au sein du harem, qu’au lendemain d’une fête, on critiquât la façon d’être de ses congénères ?

Se relevant avec une précaution infinie, car il fallait mesurer gestes et attitudes, elles avaient offert à la reine un sourire crispé, empreint de ce curieux mélange fait d’envie et de douce hypocrisie. Certaines, pourtant, s’étaient efforcées de paraître plus sincères, présentant à la reine des souhaits qui, sans la convaincre réellement, lui laissaient du moins penser que Thoutmosis était comblé.

La plus insoumise était inévitablement la Seconde Épouse Royale qui n’avait pas attendu que la reine accouchât pour annoncer sa propre grossesse. Elle gardait dans les yeux une permanente révolte, un instinct de rébellion qui eût soulevé un régiment entier disposé à la suivre.

Face à sa rivale qui berçait avec tendresse la fille qu’elle venait de mettre au monde, Moutnéfer n’avait pas eu d’autre attitude que celle d’un mépris subtilement déguisé en sourire indélicat et trompeur.

Aussitôt sortie de la chambre royale, n’avait-elle pas provoqué l’entourage en avançant un ventre proéminent qu’elle caressait langoureusement de ses deux mains recouvertes de bagues lourdes et coûteuses ?

Moutnéfer savourait une jolie victoire en s’assurant que le berceau princier n’enfermait pas un petit mâle. « Serait-elle incapable d’enfanter un fils ? » criaient ses yeux fallacieux dans ceux des invités d’honneur qui, par ricochet, doutaient aussi.

Et, le regard cerné d’arrogance, Moutnéfer avançait avec plus de défi encore son ventre protubérant qui, sans nul doute, enfermait un garçon !

Mais Ahmosis connaissait pleinement la portée du danger. En fait, elle n’allait pas plus loin que les répercussions abusives et diffamatoires auprès d’un harem sans cesse en effervescence. Car, si les origines nobles de Moutnéfer étaient incontestables, elles étaient insuffisantes pour que son fils – si toutefois elle accouchait d’un mâle – soit élevé au rang princier et, si les vents lui étaient favorables, il devrait à coup sûr légitimer son titre par un mariage de lignée pharaonique.

Ahmosis pouvait donc se rassurer, Moutnéfer ne pouvait rien contre elle, tout comme cette jeune concubine, sans noblesse, qui avait enfanté quelques années plus tôt d’un fils qui grandissait dans le harem, enfermé avec sa mère, en attendant que le pharaon daigne le prendre dans sa puissante armée.

Mais, il allait sans dire que sous ses airs de suffisance, Moutnéfer se méfiait et tremblait comme une feuille de sycomore en plein vent. Certes, elle n’en était ni à sa première ni à sa dernière rancœur, ce qui n’était pas le cas pour la mère d’Aménosis et d’Ouadjmosis qui, tranquille et sereine, tissait le lin dans un des ateliers du harem avec un art incontestable.

Aménosis et Ouadjmosis, nés d’une première épouse qui, malheureusement, n’avait aucun sang bleu, étaient probablement les deux plus beaux fils du pharaon. Solides garçons, vaillants, robustes, audacieux, ils apprenaient brillamment l’art des jeux et des combats guerriers, mais se voyaient pourtant écartés de la couronne royale.

Certes, Thoutmosis aurait aimé s’appuyer sur les jeunes épaules d’un fils de haute lignée, mais il regardait avec sérénité le cas identique, qui, jadis, l’avait porté sur la couche royale de la fille du Grand Aménophis. Les dieux ne l’avaient ni rejeté ni écarté. Thoutmosis, alors Grand Général du pharaon, avait hérité d’une descendance suffisamment pure pour qu’Aménophis accepte qu’il épousât sa fille.

La toute-puissance d’Amon, dieu des rois thébains, pourvoirait à ses besoins les plus préoccupants. À présent qu’il avait une fille sortie du ventre d’Ahmosis, ses audaces pouvaient étouffer ses craintes chaque fois qu’une concubine lui ferait un fils. Dans la mêlée, il trouverait un élément digne pour l’épouser et la dynastie pourrait se perpétuer.

Ce n’était donc pas les enfants mâles qui manquaient au harem et la petite Hatchepsout, l’œil étonné, vif et alerte, avait vu défiler devant elle ses nombreux demi-frères.

Comment Ahmosis aurait-elle pu ne pas partager les sentiments de son époux ? De tous les temps, la loi héréditaire dictait ses impératifs.

Relevant la tête et prenant appui sur le bord de sa couche, elle sortit enfin de sa rêverie. Sa douce compagne Séita lui manquait. Séita qui partageait ses secrets les plus intimes et qui, en retour, lui dévoilait avec confiance ses joies et ses espoirs, ses appréhensions, ses troubles et ses émotions.

Séita n’était pas au rendez-vous. N’allait-elle pas être mère, elle aussi, dans quelques mois à peine ?

Ahmosis frappa dans ses mains.

Trois servantes entrèrent aussitôt. Allongées sur une natte d’osier, tapies contre la porte, elles attendaient que la reine les appelle.

— Sabou ! dit Ahmosis en se penchant sur le berceau, va chercher Houset. La princesse commence à s’agiter et je crains qu’elle n’ait soif. Quand elle commence à remuer de la sorte, c’est qu’elle réclame le sein.

Elle se redressa et, quittant Sabou du regard, reprit d’une voix alanguie en direction de la seconde servante.

— Kémi ! Retire-moi de suite cette lourde perruque que je ne veux plus ni sentir ni voir.

Sombre, luisante, parsemée de perles et de turquoises, surmontée de l’effigie au dieu-vautour, signe incontestable de la légitimité royale, la coiffure fut saisie avec mille et une précautions. Kémi, la jeune esclave métisse au regard d’ambre et à la peau délicatement veloutée, la tenait pieusement dans ses mains aux ongles longs et carminés.

Débarrassée de la lourde coiffe qui emprisonnait depuis l’aube sa tête fragile, la reine eut un soupir soulagé.

— Tu m’ôteras aussi cette poudre de galène qui pèse à mes paupières. Allons, Kémi ! Si ma fille a besoin du lait de sa nourrice, moi, ta reine, je ressens la nécessité d’un massage que tes doigts agiles et doux vont me procurer dès à présent.

Kémi posait la coiffe-vautour sur le coffre de bois doré, quand soudain, Houset pénétra dans la chambre.

— Emmène cet oiseau affamé, dit en riant la reine à la jeune nourrice, et reviens demain dès que je serai levée. Il est temps que je reprenne mes activités.

Houset jeta un regard rapide sur le corps flexible que dénudait Kémi et, se courbant sur le berceau d’osier, saisit l’enfant et le serra contre elle.

Les jeunes servantes restaient silencieuses. Sabou était revenue et préparait avec Azert, sans doute la plus âgée des trois, bien qu’elle ne dût pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans, une décoction de tisane calmante.

La grande théière en argent fumait et dégageait un arôme suave qui enfouit aussitôt les esprits d’Ahmosis dans un état léthargique. Kémi avait entièrement dénudé sa maîtresse.

Allongée sur le ventre, la reine regardait de ses grands yeux rêveurs les riches tentures où des oiseaux aquatiques prenaient leur envol. Les grands volatiles s’échappaient dans un marais où le vert tendre des papyrus alternait sobrement avec le bleu de la voûte céleste.

Les doigts de Kémi massaient doucement le dos de sa reine. Ils allaient et venaient, faisant crisser onctueusement la peau mate et opale d’Ahmosis. Ses reins étroits, ses jambes fuselées, ses hanches encore un peu rondes, s’amollissaient étrangement sous la caresse du massage.

— C’est bien, Kémi, soupira-t-elle. C’est bien. Tes doigts sont un véritable enchantement. Je ne ressens plus ni douleur, ni tension, ni même cette pesanteur qui me collait au corps.

Elle s’étira nonchalamment et se retourna sur le dos, jambes jointes, offrant à Kémi le soyeux de son ventre, de sa gorge, de ses cuisses.

— Dis-moi, Sabou, dit-elle à la jeune fille qui emplissait le gobelet d’argent de cette tisane bouillante destinée à la reine, as-tu rencontré Moutnéfer, ce matin ?

— Que ma maîtresse veuille bien me pardonner si je lui dis que mes pas ont rencontré les siens quand je sortais de la terrasse centrale pour emprunter l’aile nord du palais.

Ahmosis connaissait bien Sabou. De ses trois jeunes servantes affectées uniquement à la beauté et l’entretien de son corps, Sabou était la seule qui lui rapportait les bruits du harem avec une précision étonnante sur laquelle nulle autre n’avait l’idée de s’étendre.

— T’a-t-elle parlé ? lança la reine en prenant le gobelet d’argent que lui tendait Sabou.

Elle s’était relevée, le buste calé contre un coussin que venait de redresser Kémi et buvait à petits coups hâtifs le breuvage au goût sucré.

Dès que sa maîtresse la questionnait, Sabou s’enhardissait et ses grands yeux noisette devenaient si limpides que rien ne pouvait plus s’y dissimuler. D’un teint plus obscur que celui de Kémi, Sabou ne pouvait renier sa descendance nubienne. Ses cheveux courts et crépus, sa petite bouche lippue et son nez écrasé achevaient de dissiper le doute.

— Elle s’est approchée de moi quand elle m’a vue. Ses yeux noirs et torves reflétaient la férocité du dieu crocodile et son esprit pervers n’absorbait plus qu’agressivité et dédain, affirma la jeune fille.

Kémi avait cessé de masser la reine qui, absorbant sa tisane, écoutait en silence les propos de sa servante.

— Elle s’est piquée devant moi et son regard m’a déshabillée, poursuivit Sabou d’un ton ferme et convaincant. J’ai refusé de baisser les yeux et lorsque j’ai voulu passer, elle m’a barré le passage. « Petite, m’a-t-elle jeté en relevant la tête, tu peux dire à la reine qu’elle n’aura jamais le fils qu’elle souhaite. »

— Qu’as-tu répondu ?

— J’ai redressé le buste plus haut que le sien et ma bouche moqueuse s’est étirée plus que la sienne.

— Qu’as-tu dit ? répéta la reine impatiente.

— J’ai attendu quelques secondes, juste le temps qu’elle se déconcentre. La Seconde Épouse Royale est toujours en fureur lorsqu’on lui tient tête. À part Pharaon et vous, Votre Altesse, personne ne peut la mater.

— Il me semble qu’avec elle, tu es fort habile à ce jeu !

Sabou ne put s’empêcher de rougir de plaisir. Cette constatation était un vrai compliment. Ahmosis soupira et leva la main, traçant dans l’espace un geste vague qui, sans nul doute, réclamait la poursuite du récit.

— Qu’as-tu dit ? s’enquit-elle à nouveau.

— Lorsqu’elle m’a paru suffisamment irritée, j’ai piqué mes yeux dans les siens et répliqué : « La reine, ma divine maîtresse, bénie par Hathor, Isis et Maât, est la plus satisfaite des femmes. La naissance de la princesse est consacrée par tous les dieux d’Égypte. Elle devient donc déesse elle-même. »

— Est-ce tout ? dit la reine en souriant.

— Non ! Votre Altesse, rétorqua Sabou en secouant sa tête aux boucles crépues. Je me suis dégagée sur le côté pour m’esquiver aussi vite que possible, car elle me barrait toujours le passage. Et, pour lui couper le souffle, car elle s’apprêtait déjà à rétorquer une médisance, je lui ai lancé d’un ton dégagé :

« La divine princesse Hatchepsout n’a que faire d’un frère supplémentaire car c’est elle qui régnera sur l’Égypte. »

 

*

* *

 

Le jour avait cessé sa course solaire. La nuit lui emboîtait le pas et son grand voile sombre absorbait ciel et terre.

Sobek ne pouvait dormir tant l’angoisse oppressait ses côtes et remontait au fond de sa gorge sèche.

Il écoutait la respiration rapide et saccadée de sa femme. L’accouchement imminent se présentait mal. Déjà, l’aube encore voilée de nuit n’avait pas accueilli en douceur les plaintes de Séita.

La clepsydre qui mesurait le temps par un écoulement d’eau dans le récipient gradué s’était retournée plusieurs fois avant que Sobek ne réagisse vraiment.

Séita poussa un cri plaintif provoqué par le retour des douleurs, ce qui la sortit aussitôt de sa torpeur. Elle regarda la pâle lumière du jour qui, lentement, venait à elle et enserra de ses mains aux doigts translucides, son ventre distendu.

— La naissance est proche, fit observer l’une des trois accoucheuses qui l’encadraient. Tu dois partir, Grand Sobek. Nous te rappellerons lorsque l’enfant sera né.

Sobek regardait le visage exsangue de son épouse. Elle ne semblait plus se préoccuper de sa présence. Un gémissement sourd et continuel s’échappait de sa bouche asséchée.

— Elle a soif, donnez-lui à boire, ordonna-t-il aux trois femmes qui s’affairaient silencieusement autour de son épouse.

— Nous la ferons boire après l’accouchement, répliqua durement la forte femme qui commençait à perdre patience. Quitte cette pièce, Grand Sobek, l’enfant doit naître et tu ne dois pas être présent.

À contrecœur, Sobek détourna son visage de Séita et quitta lentement la pièce.

La porte à peine refermée, il entendit un nouveau cri de douleur dont la prolongation et la puissance le saisirent comme un étau enserre inexorablement l’objet qu’on lui donne à broyer.

Sous ses paupières, il sentit arriver les larmes. Elles commençaient à lui brûler les yeux. Il tenta de les réprimer et s’éloigna vivement.

Le personnel s’agitait dans un silence pesant. Dans le grand hall d’entrée décoré à l’antique, deux hommes attendaient, une sacoche de cuir en main.

Ils s’approchèrent de Sobek. Le plus jeune se courba devant lui, mais l’autre resta immobile. Un Grand Médecin du Palais ne se prosternait que devant les membres royaux.

Entre deux cris, Séita retombait dans l’inconscience. Jugeant le moment venu, les accoucheuses la levèrent et, la tenant fermement sous les bras, l’obligèrent à se tenir debout.

À bout de souffle, épuisée, rongée par la souffrance, Séita se laissa fléchir sur les genoux. Les deux plus fortes femmes la retinrent accroupie. La tradition ancestrale voulait que les femmes égyptiennes accouchent dans cette position. Soulever chaque pied pour qu’on lui posât en dessous quelques briques afin de laisser le passage au nouveau-né lui réclamait une telle concentration d’esprit qu’elle laissa échapper une nouvelle plainte.

La sueur collait à ses cheveux et quelques mèches retombaient sur son cou froid et mouillé.

Lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent sous le pas de la porte fermée, l’instant de l’accouchement se précisa. L’effort que fit Séita se révéla si pénible qu’elle semblait avoir totalement perdu connaissance.

Ses bras pendaient mollement le long de son corps et ses cuisses fléchies ne tenaient plus qu’avec l’aide des deux matrones qui la soutenaient solidement. La troisième, responsable de la naissance, s’était baissée et aidait l’enfant à sortir.

Devant la porte de la chambre, les servantes s’agitaient fébrilement, n’osant prononcer un seul mot devant l’angoisse de leur maître qui, désemparé, marchait de long en large en grommelant des paroles accusatrices.

— Que la déesse Hathor emporte mon âme sur-le-champ ! jura-t-il entre ses dents.

Il leva les yeux sur les servantes affairées sans les apercevoir pour autant et s’emporta plus violemment.

— Ce protocole est stupide. Il faut le changer. C’est inadmissible que les médecins, eux-mêmes, ne puissent être présents aux accouchements.

— Calme-toi Sobek, répliqua Nebka, le médecin du pharaon que celui-ci lui avait envoyé sur son ultime demande. Calme-toi. Tout se passera bien et tu rédigeras une proposition de loi nouvelle lorsque ton enfant sera né.

Derrière la porte, Séita ne criait plus. L’enfant tomba accompagné d’un flot de sang. Le corps inerte de la jeune femme fut transporté sur le lit d’où l’on venait de retirer coussins et couvertures. Seuls, restaient les draps de lin blancs qui se souillèrent rapidement.

L’une des accoucheuses ouvrit la porte.

— À toi, médecin. Séita fait une hémorragie. Elle baigne dans le sang.

Sobek fixa l’accoucheuse avec des yeux hagards. Ses poings se crispèrent si violemment qu’il sentit ses propres ongles s’enfoncer dans ses paumes. Puis, il se précipita vers la porte, mais deux domestiques le retinrent.

— Reste, Sobek, décréta impérativement le médecin. Ne crains rien et reste calme.

Lorsque les deux praticiens pénétrèrent dans la chambre, le corps nu de Séita imposait aux regards une tache désespérément blanche.

Les médecins repoussèrent les draps ensanglantés que les sages-femmes pressaient entre les cuisses de l’accouchée. Nebka inspecta l’intérieur du bas-ventre. Sortant les appareils qui lui étaient nécessaires, pinces, aiguilles d’argent et instruments divers, il se mit rapidement à l’ouvrage.

— C’est une déchirure du périnée, déclara Sebka. Elle me paraît très importante et je crains qu’il n’y ait plus grand-chose à faire.

Il retira l’appareil du corps de la jeune femme avec précaution.

— Soutenez-la fortement, ajouta-t-il en se tournant vers les sages-femmes. Je vais essayer de recoudre les plaies déchirées.

Nebka tenta de ligaturer les chairs, mais le sang qui persistait à couler en abondance l’empêchait de distinguer les plaies intérieures à recoudre. Le travail s’avérait trop difficile. Séita, toujours inerte, ne respirait plus et la souffrance semblait l’avoir quittée.

L’accoucheuse responsable de la naissance avait saisi l’enfant tête en bas qui, par chance, réussit à crier. Puis, les deux autres l’avaient placé dans un couffin de jonc tressé.

— C’est une fille, soupira l’une d’elles.

Et, pendant que l’enfant respirait à grands coups, cherchant à s’accrocher à la vie, le souffle de sa mère s’arrêtait.

 

*

* *

 

Les jours qui suivirent ne furent guère fastes pour Sobek. Blême, les traits tendus, il veillait son épouse morte qui venait juste d’atteindre sa vingtième année.

Son visage figé se barrait de deux rides profondes qui partaient de la racine des cheveux jusqu’à la naissance des sourcils et deux plis amers cernaient les coins de sa bouche.

L’angoisse et le désespoir nouaient encore sa gorge et parfois de légers tremblements agitaient ses mains.

Il se leva douloureusement et ressentit un poids qui endormait ses pieds trop longtemps restés inactifs.

L’heure était venue de laisser place aux pleureuses qui se groupaient déjà autour de la défunte pour réciter les lamentations d’Isis au dieu Osiris. Puis, elles entamèrent leurs mélopées sur un rythme lent, rythme qui s’accéléra peu à peu pour devenir des plaintes qu’intensifiaient, par instant, des cris rauques et diffus.

Figées devant la jeune morte, deux pleureuses dialoguèrent étrangement en un chant continuel repris par les autres en refrains plus aigus.

Dans l’entrebâillement de la porte, une jeune femme se tenait indécise. Grande, brune, vêtue d’une ample tunique de lin qui dissimulait des formes arrondies, elle observait en silence cette silhouette d’homme, jeune encore, aux larges épaules affaissées.

De la journée, il n’avait pu ni participer aux chants et mélopées, ni même écouter les pleureuses. Il s’était borné à suivre le catafalque d’un œil sinistre, d’un pas pesant. Il lui semblait que son pauvre crâne ne lui appartenait plus et que son âme était en train de rejoindre celle de son épouse bien-aimée.

Qu’Isis l’emmenât sur-le-champ au domaine d’Osiris l’eût mille fois contenté, mille fois rassuré et bien des soupirs de soulagement l’eussent empli tout entier jusqu’au ras de ses yeux fatigués de voir et de ses pieds las d’attendre.

La jeune femme en tunique vague le regardait toujours. Elle semblait ne pas se décider à s’approcher de lui, stoppée par ce regard absent qui la repoussait en arrière dès qu’elle faisait un pas en avant.

Que pouvait-elle lui dire ?

Elle s’approcha et voulut lui toucher l’épaule. Lorsqu’elle fut assez près pour frôler, du bout de son doigt, le dos courbé qui n’arrivait plus à se relever, l’inertie de l’homme la bloqua de nouveau.

Elle tendit le bras. Autour de son poignet blanc, rond et ferme, cliqueta la dizaine de bracelets en argent qu’elle s’était enroulée le matin même et qui signait une origine aisée.

Son visage était celui d’une Égyptienne à la peau mate et aux yeux sombres, à la coiffure brune, coupée au carré et tombant sur les épaules. Un cercle d’argent enserrait sa cheville droite que la tunique dénudait jusqu’à mi-jambe. Un lien torsadé et tressé fermait sa tunique au niveau de la gorge.

Enfin, l’ongle de son index toucha l’épaule de Sobek.

— Je suis Houset, dit-elle d’une voix mal assurée. Je dois allaiter ton enfant sur l’ordre de la Grande Épouse Royale.

Sobek eut un soubresaut. C’était mieux que ce qu’Houset attendait. Il la regarda, soupira de lassitude.

— La reine me charge de te dire qu’elle pleure Séita tout autant que toi et qu’elle eût aimé voir la joie de son amie égaler la sienne.

Les yeux levés en direction de la jeune femme, Sobek hocha la tête. Un instant, Houset vit une lueur étonnée s’allumer au fond de sa prunelle triste. Mais, le temps d’un éclair qui zèbre un ciel d’orage et l’œil s’était déjà éteint. Il reprenait cette absence qui, depuis plusieurs jours, l’enfermait dans un monde dont il devenait, désormais, le seul maître.

— Je vais m’installer chez toi, Sobek, et je vais m’occuper de ta fille.

Comme si cette décision ne le concernait pas, il acquiesça instinctivement. Pour lui, un geste de lassitude, devenu aussi banal qu’un autre.

 

*

* *

 

Sobek semblait détaché du temps et les valeurs qu’il avait jadis n’existaient plus.

Les dieux eux-mêmes désertaient sa mémoire.

Soixante-dix jours après la mort de Séita, lorsqu’il pénétra dans le pavillon des embaumeurs, ses pas chancelaient et sa tête était vide tant il craignait de revoir le corps de sa jeune épouse avant le long travail de momification. L’odeur fade des cadavres mêlée à celle du natron et de la térébenthine lui souleva le cœur.

Un Égyptien, à l’odeur aussi terne que celle des corps qu’il travaillait avec une compétence telle que l’on sentait des générations d’expérience derrière lui, se prosterna devant Sobek.

— Je suis le maître-momificateur. Pour te servir, Grand Sobek !

Aussitôt, deux autres Égyptiens l’encadrèrent et se courbèrent aussi bas que leur maître.

— Nous venons d’achever le traitement à la résine. Veux-tu voir ton épouse avant que nous entreprenions l’emmaillotement ? Elle est aussi rose et fraîche qu’elle devait l’être de son vivant.

Sobek ferma les yeux. Un vertige le prit, mais la préséance exigeait de rester stoïque jusqu’au bout des pénibles épreuves qu’il devait encore subir. Il les rouvrit donc, se contraignit à la dignité et bien qu’il sentît sa respiration difficile à venir, il acquiesça.

Ils traversèrent de nombreuses salles identiques à la première où de larges bancs de marbre s’alignaient. Tous travaillés au natron, les corps allongés attendaient l’opération suivante. Cette odeur d’huile de cèdre mêlée aux vapeurs douceâtres de l’oliban l’entêtait désagréablement. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la dernière salle, celle qui fermait le pavillon, Sobek crut défaillir d’angoisse et d’appréhension. Au fond, se détachait la silhouette étendue de sa femme.

Allongée, Séita se présentait dans toute sa sveltesse calme et détendue. Son visage ne présentait aucune crispation de douleur ou d’effroi. Ses paupières closes paraissaient douces et soyeuses. On aurait pu croire qu’elle dormait d’un repos tranquille et sûr. Tous ses traits avaient repris une régularité et une finesse que Sobek connaissait trop bien à force de les avoir caressés. Même parcheminé, le velouté de sa peau subsistait. Aucune blancheur cadavérique ne trahissait la mort, car le maquilleur avait parfaitement effectué son travail d’artiste. Les joues de la morte présentaient une teinte rosée, rehaussée d’un beige délicatement ocré qui s’harmonisait tout à fait avec l’extrême jeunesse que la mort avait surprise.

Sobek restait muet devant la dépouille immobile et vide de Séita.

Le maître-momificateur se prosterna à nouveau.

— Grand Scribe Sobek et Intendant du Palais, le travail de la suppression des viscères est effectué.

Il frappa dans ses mains et les deux hommes qui l’encadraient à son arrivée se présentèrent. Sobek connaissait le déroulement de la cérémonie funèbre. On lui énumérerait, l’un après l’autre, chaque transfert de viscère dans les canopes. Il trouva, soudain, ce travail odieux, mais il attendit que l’homme parle.

— Les massages à l’huile après le séjour dans le natron ont rendu à la peau de ton épouse son aspect normal. Le corps entier a gardé toute sa souplesse et toute son élasticité. La conservation est parfaite.

L’odeur devenait irrespirable et si la vue de son épouse l’émouvait fortement, ses oreilles supportaient mal cette succession de mots cyniques jetés inconsciemment par les embaumeurs. Ceux-ci atteignaient un professionnalisme d’une perfection telle que leur langage frisait, souvent, un manque de pudeur ou de retenue que Sobek avait peine à accepter. L’homme continuait d’un ton sourd et monotone.

— Le crâne a été vidé de sa substance cérébrale. Voici l’urne qui la contient et voici les crochets de bronze qui ont pénétré les narines. L’opération s’est effectuée sans encombre et la cavité orbitale est intacte.

Sobek fermait les yeux. Il lui semblait que tout le sang de son corps se retirait. À cet instant, il souhaitait lui aussi rejoindre le royaume des morts. Mais l’homme poursuivait inexorablement.

— Les poumons, l’estomac, le foie et les intestins sont enfermés dans ces urnes-là. L’incision faite sur le côté gauche reste invisible. Tous les liquides corporels ont été écoulés dans la canope à tête de faucon. Les invocations à Osiris ont été psalmodiées. Chaque viscère a été nettoyé et passé à l’eau aromatisée, puis recouvert de natron pulvérisé mêlé au sel en provenance du fayoum, le meilleur que l’on puisse trouver.

Une nausée entra dans la gorge de Sobek et il dut réprimer une forte envie de vomir. Le maître-momificateur demeurait insensible, poursuivant son exposé.

— Quant au cœur, organe de toute vie physique et affective, il repose pour l’éternité dans ce quatrième canope, celui à tête d’ibis.

Sobek n’écoutait plus et la voix monotone de l’homme se perdit dans la haute salle mortuaire.

— La première phase de la momification est terminée. Nous sommes au quarantième jour de dissécation. Trente jours ont été réservés aux onctions et à l’embaumement et vingt jours aux massages et au rembourrage. Nous allons combler de toile la cavité des yeux et boucher les narines avec de la cire d’abeille. Il faut, maintenant, procéder à l’emmaillotement.

Un serviteur vint lui apporter le masque d’Anubis qu’il posa sur son visage avec des gestes ralentis. Les hymnes et incantations qu’il récita d’une voix uniforme furent suivis d’une lente imposition des mains et d’une formule liturgique dont il devait être le seul à connaître les effets.

Deux hommes avancèrent. Les masques à tête d’Ibis qui recouvraient leurs visages les faisaient paraître plus grands et plus impressionnants. Alors que l’un commençait à appliquer une couche d’or fin sur les ongles des mains et des pieds de la défunte, l’autre entreprit de la couvrir des bijoux que Sobek avait choisis pour parer son épouse.

Bracelets, colliers, pendants d’oreilles, bagues et gorgerin taillés de pierres fines, d’ivoire et d’argent, ornaient maintenant la morte, lui donnant l’apparence d’une jeune femme assoupie après les derniers instants d’une fête passée. De pâles couleurs revinrent sur le visage de Sobek et sa respiration se fit plus régulière. Il s’obligea à surveiller attentivement les dernières opérations qu’imposait la momification avant le voile définitif des bandelettes qui recouvrirait à jamais son épouse.

Le maquillage s’achevait. Les yeux de Séita, contournés au khôl et ses paupières surmontées de poudre verte pailletée d’or, s’allongeaient en ovale parfait et s’étiraient jusqu’à la racine de ses cheveux. Lorsqu’il fut terminé, l’emmaillotement commença.

Les uns derrière les autres, psalmodiant des cantiques aux intonations basses, cinq hommes arrivaient portant des rouleaux épais de bandelettes du lin le plus fin d’Égypte. L’un se plaça derrière la tête de la défunte et s’apprêta à lui soulever le crâne.

Deux se disposèrent de chaque côté du buste et, sur l’ordre du maître-momificateur, saisirent avec une expérience de longue date les longs bras blancs qui s’entrecroisaient sous ses seins. Les deux derniers, avec la même maîtrise, s’emparèrent des chevilles de Séita ornées des bracelets d’argent qui révélaient son origine noble. Sobek reprenait ses esprits bien que sa pauvre tête résonnât à grands coups. Il les regardait avec une attention de moins en moins soutenue. Bras et jambes furent soulevés et appuyés sur un support.

Les bandelettes de lin virevoltaient dans les mains agiles des momificateurs. Les hommes qui se préoccupaient du buste saupoudrèrent le linge de natron et prenant les mains de la défunte les enroulèrent phalange par phalange, doigt par doigt. Ils remontèrent ainsi jusqu’aux poignets, puis jusqu’aux bras et arrivèrent aux coudes et aux épaules. Les doigts de pieds, chevilles, genoux et cuisses furent traités de façon aussi délicate et précise.

De temps à autre, ils imprégnaient tantôt le linge, tantôt le corps de résine de genévrier et plaçaient des linceuls recouverts de natron entre les couches de bandelettes. Partagé entre la fascination et l’écœurement, les pupilles de Sobek prenaient une dimension telle que son regard semblait ne plus exister.

Le travail fut long et minutieux. Vingt couches de bandelettes enfermèrent la momie, reliées et collées entre elles par de la résine parfumée. Il arrivait qu’une momification ne se passât pas avec tous les principes de l’art parfait et qu’une oreille ou un doigt se détachât de l’ensemble du corps. Le morceau de membre était alors ajouté dans l’un des canopes qui enfermait les viscères. Malgré lui, Sobek admira le parfait dessin des bandelettes s’entrecroisant en un savant décor géométrique.

Il respira à pleins poumons. C’est à peine s’il sentait maintenant la forte odeur qui l’avait envahi lors de son arrivée. Séita, recouverte intégralement de bandelettes, entrait dans l’esprit tourmenté de Sobek.

Le dieu Amon qui, depuis longtemps, nourrissait son esprit ne lui laissait plus qu’incertitude et doute.

 

*

* *

 

Le pharaon Thoutmosis venait d’inspecter son armée.

Depuis longtemps, la journée n’avait été aussi longue. Dès l’aube, il avait reçu les ambassadeurs des régions du Nord, s’était entretenu avec ses hauts dignitaires, avait vérifié l’entretien de ses charreries, ses chenils, ses écuries.

Enfin, lors d’une audience juridique, il avait renvoyé un vizir qui abusait de ses pouvoirs et distribué quelques remises de peine à de pauvres paysans accusés de vols assez bénins.

Puis, quand les plus hauts rayons de Râ furent tombés sur Thèbes, il avait traversé la longue suite de jardins et de cours intérieures du palais pour visiter son harem.

Depuis qu’Ahmosis avait accouché, depuis qu’il regardait avec intérêt cette petite tête aux cheveux déjà abondants, luisants et noirs, le pharaon avait peu fréquenté son harem, délaissant pour quelque temps ses concubines en faveur de sa Première Épouse.

La traversée des jardins n’avait été que fugitive. Thoutmosis y avait rencontré l’intendant-trésorier qui discutait à voix forte avec l’un des eunuques attachés au harem. Le petit homme au crâne rasé, gros et aussi gras qu’une oie du Nil, revendiquait le privilège de porter tunique longue et perruque au carré, contrairement à ses prédécesseurs qui s’étaient contentés jusqu’alors d’une tenue plus modeste. Mais, Horem, le gros eunuque, détestait se propulser chez les concubines tête nue et pagne court.

Pourvu du sens de l’équilibre jusque dans les menus détails, Thoutmosis trancha au mieux. Il autorisa la suppression du pagne court, mais refusa le port de la perruque. Puis, considérant que cette intervention de quelques secondes avait distrait le temps de son parcours déjà bien entamé, le pharaon exigea que ses porteurs activassent le pas.

La poursuite de la traversée des jardins se fit donc à vive allure et Thoutmosis se cala dans sa litière, bien décidé à ne plus montrer son visage.

Les porteurs allaient bon train, pénétraient les parcs odorants, contournaient les lacs où s’éveillaient les insectes de nuit, les volières où piaillaient encore quelques oiseaux, les bosquets, les fontaines.

Le harem de Thoutmosis n’était plus qu’une succession d’appartements privés où les plus belles créatures, concubines, princesses et autres jeunes filles séduisantes attendaient son bon plaisir.

Comme beaucoup d’autres harems à cette époque en Égypte, il comprenait une immense organisation administrative et juridique, compartimentée en multiples sections tenues par de hauts fonctionnaires.

S’y tenaient les plus grandes filatures de Thèbes où l’on tissait le lin le plus fin de la région, s’y regroupaient des officines où l’on fabriquait des onguents parfumés et des huiles odoriférantes. S’y créaient des manufactures où l’on travaillait et ciselait le bois.

Enfin, dans la partie sud du harem, entre les allées bordées de vieux sycomores qui, sans doute, devaient être séculaires, se groupaient les ateliers de poterie, d’émaillerie, de verrerie d’où sortaient jarres d’albâtre et pots d’argile, bijoux de nacre et de cornaline, verres taillés et colorés aux multiples formes.

Peinture, musique, sculpture, rassemblaient les artistes les plus douées et, dans l’aile ouest du harem, se dressait une riche bibliothèque racontant la vie des dynasties passées où les esprits les plus cultivés et les plus brillants pouvaient nourrir leurs besoins de connaissances.

Accolée à cette bibliothèque, dont les murs se tapissaient de documents aux hiéroglyphes serrés, se tenait l’établissement que l’on appelait « l’École du Palais » et que fréquentaient les élèves les plus nantis de Thèbes. De grandes salles éclairées étaient pourvues à cet effet, et sous l’œil attentif du dieu Thot, le Grand Scribe Parenefer était chargé d’apprendre à une dizaine d’enfants les bases d’une instruction élémentaire.

Ainsi était donc fait le harem qui enfermait aussi les concubines du pharaon. Aristocrates de naissance ou filles de condition modeste, chacune s’occupait selon ses désirs puisque les activités et les distractions s’avéraient multiples.

Certaines affûtaient leurs voix sur les chants folkloriques hauts et colorés d’un Nil séculaire ou sur les basses mélopées ancestrales d’un mystérieux désert. D’autres exerçaient leurs doigts habiles sur les cordes des cythares ou la peau tendue des tambourins. Les plus modestes filaient, tissaient, brodaient.

Enfin, celles qui ne savaient rien faire attendaient dans l’ombre de leur chambre l’arrivée d’un maître qu’elles ne voyaient jamais.

Le harem traversé, Thoutmosis avait une dernière chose à faire, un entretien délicat auquel il pensait depuis l’aube.

Décidément ce jour-là, les dieux refusaient qu’il en termine avec sa journée et, avant qu’il n’ôte sa barbe postiche, son pectoral rehaussé de métal et de pierres fines, entoure sa tête de l’étoffe traditionnelle blanche et rouge ramenée en arrière sur laquelle était posée le cobra royal, se détende enfin et rende visite à son épouse et sa fille, il avait encore quelques obligations à remplir.

Par la porte sud, on pouvait sortir du harem et atteindre le temple sans pénétrer la ville ni passer par le fleuve.

Bien qu’en cet instant, Thoutmosis fût heureux d’aller rendre visite à son ami Sétoui, Grand Prêtre d’Amon, il eut aussi l’envie de raccourcir l’entrevue. Mais, l’événement s’avérait trop important pour qu’il en négligeât la portée et Thoutmosis se laissa balancer mollement au rythme de ses conducteurs.

En cette saison du Chemou, les dieux, semblait-il, avaient pris le parti de favoriser la naissance des filles de haut lignage. La sœur de Sétoui, supérieure de la corporation des musiciennes du temple, venait d’accoucher d’une fillette déjà consacrée Grande Danseuse du dieu Amon.

Le balancement de la litière endormait presque Thoutmosis. Il faut dire que son sommeil avait été largement écourté par cette journée harassante. C’est à peine s’il avait pris le temps de se détendre en absorbant une collation composée de purée de figues, quelques boulettes de bœuf et un sorbet à la grenade, accompagnée de vin frais.

Il eut une brève pensée pour Moutnéfer, sa Seconde Épouse retirée dans ses appartements, mais sa journée n’était pas suffisamment terminée pour qu’il lui accordât quelques instants. Il décida donc de ne venir lui rendre visite qu’au dernier soir de la saison du Chemou, quand les récoltes seraient presque toutes rentrées et que les greniers à blé de Thèbes seraient emplis.

Mollement installé sur sa chaise à porteurs, les bras posés sur les accoudoirs, les pieds sur un tabouret, dodelinant la tête de droite à gauche, Thoutmosis se laissa porter au-devant du projet tenu encore secret qui, depuis plusieurs jours, assaillait son esprit.

Quel tracas pouvait à présent encombrer ses pensées si ce n’était la construction de sa demeure éternelle ? D’une part, assorti de sa progéniture mâle et bâtarde à qui il donnerait les plus hautes charges du royaume et, d’autre part, pourvu d’une fille de haut lignage avec qui il pourrait assurer la nouvelle dynastie pharaonique, Thoutmosis devait, à présent, prévoir sérieusement sa vie dans l’au-delà.

Atteindre le pays d’Osiris et siéger parmi la foule des dieux en compagnie de tous les pharaons morts depuis un millénaire deviendrait, désormais, l’une de ses préoccupations principales. D’ailleurs, il s’en entretiendrait ce soir même avec Sétoui, le Grand Prêtre du temple.

Sa litière, soutenue par dix hommes à la musculature râblée, puissante, aux jambes courtes et solides, s’arrêta devant la grande porte du temple où l’attendait une double rangée de jeunes prêtres, vêtus d’un pagne long et blanc. Depuis longtemps déjà, ils ne portaient plus l’ample robe de lin empesée et plissée, à manches larges dans laquelle ils dissimulaient bras et jambes.

Le torse et les pieds nus, le crâne rasé, luisant d’huile sacrée, les jeunes religieux se relayaient toutes les heures, assurant jour et nuit l’adoration perpétuelle au dieu Amon.

L’un d’eux se détacha du groupe. Crâne et barbe rasés comme les autres, il portait un rouleau de papyrus à la main. C’était le serviteur divin. Malgré la simplicité de son titre, il représentait le personnage le plus important après le Grand Prêtre Royal.

Conscient de son rang hiérarchiquement élevé, il se courba devant le pharaon, mais ne prolongea pas indéfiniment son salut.

Si Karnak grouillait de prêtres et de religieux adorant le tout-puissant Amon, le temple de Thèbes donnait aussi asile à de multiples dieux et l’on y vénérait aussi bien Thot qu’Anubis, Hathor, Horus, Râ ou Osiris.

Derrière la double rangée de prêtres, les porteurs d’offrandes tenaient sur leurs épaules des statues de bois colorées où chacals, faucons, ibis, chats et bœufs étaient représentés. Ils se détachèrent des prêtres et s’avancèrent à pas lents. Puis, en silence, ils défilèrent lentement devant le pharaon, déposant les offrandes à ses pieds.

C’est alors que le Grand Sétoui s’avança, dans toute la majesté de son personnage, entouré de ses chanteurs aveugles qui jouaient du sistre et agitaient leurs crotales.

Les voix s’élevaient hautes et cristallines. Pour la plupart, ils étaient eunuques depuis leur plus jeune âge. Leur grande robe jaune d’or contrastait avec cette vaste étendue de blanc qui habillait tous les autres. Ils avaient, eux aussi, les pieds nus et le crâne rasé luisant du baume sacré.

Thoutmosis descendit de sa chaise et le Grand Prêtre se prosterna longuement, touchant le sol de ses mains posées à plat. Puis, se relevant, il prit le papyrus que lui tendait le serviteur divin et sembla s’absorber dans les voix des chanteurs qui s’élevaient au plus profond de la nuit tombante.

S’écartant des chants traditionnels qui ravissaient la population en liesse les jours de fête, contrastant avec les mélopées des pleureuses qui accompagnaient les morts au pays d’Osiris, les chants sacrés concrétisaient la spiritualité des hymnes du dieu Amon tout-puissant.

Comme il s’agissait de la naissance d’un enfant, on fêtait les sept filles de la déesse Hathor, souveraine de la vie terrestre, de la joie, de la musique et des bienfaits en ce monde.

Vinrent alors les danseuses sacrées qui, au son des luths et des cythares, des flûtes et des timbales, glissèrent en des circonvolutions étonnantes, rythmées par les voix des aveugles qui entonnaient un hymne profondément grave.

Éclairés par les torches que les veilleurs de nuit avaient allumées tout au long de l’allée qui menait à l’entrée du temple, elles ondulaient, se courbaient, se redressaient, ne s’arrêtant que lorsque la dernière note cristalline eut atteint le plein ciel.

— Salut à toi ! Grand Pharaon des Deux Égyptes, dit Sétoui d’une voix basse. Par le ventre de Nahaia, ma sœur vénérée, la déesse Hathor a fécondé une fille qui deviendra une grande danseuse.

Tous les bruits, les sons, les chants, les rumeurs avaient cessé, faisant place au dialogue sacré des deux hommes.

— Ne veux-tu pas la confier au harem ? questionna Thoutmosis.

— Elle grandira au temple. C’est au dieu Amon que je la destine.

— As-tu bien réfléchi ?

Humble question pour un pharaon ! Non de routine, mais simplement humaine. Thoutmosis l’avait posée sans arrière-pensée. Il lui revenait en mémoire le propos d’Ahmosis au sujet de cette naissance. Une enfant dont on mutilait à l’avance tout l’agrément d’une vie sur terre, sans que plus tard, elle ait son mot à dire.

— J’ai réfléchi, Thoutmosis. C’est là ma décision.

Le pharaon observa tranquillement son ami. Sétoui vieillissait. Qu’une génération les séparât n’étonnait personne, puisque le Grand Prêtre avait déjà servi le pharaon Aménophis.

— Crois-moi, Thoutmosis, cette offrande de qualité nous apportera le limon fertile et l’abondance en culture que réclame notre peuple pour les sept années qui suivront.

Thoutmosis hocha la tête dans un signe d’assentiment.

— Puisses-tu dire vrai.

Puis, tendant fraternellement ses mains au Grand Prêtre, il ajouta d’une voix presque neutre :

— Comment s’appelle ta nièce ?

— Isis.

Le pharaon leva les deux bras et embrassa son vieil ami.

— Que grâce à Isis, les dieux nous soient favorables et que par leur clémence, abondance et bien-être viennent enrichir notre pays.

La couronne insolente
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